J'ai froid Mathéo
Ça fait 3 heures qu'on marche dans la nuit, sur des routes de campagne, j'ai mal aux pieds, j'ai froid, et je commence à me demander si finalement l'idée de Mathéo était aussi bonne que ça. Bon, d'accord, il a 15 ans, il doit mieux savoir que moi, je suis encore une gamine il dit. Ça m'a trop excitée, de préparer notre sac, nous habiller, prendre l'argent dans le pot de la cuisine, et partir comme des voleurs à 2 heures du matin.
Regarde, il me dit pour m'encourager. On voit les lumières de Melun au loin, on y sera dans une heure. Allez Safia, encore un petit effort, tu es la plus courageuse des gamines que je connais. On s'offrira un chocolat chaud et des croissants au buffet de la gare et on prendra le premier train pour Reims. Il a dit qu'on pouvait pas prendre le bus à Cesson, c'était trop risqué, on pouvait se faire reconnaître, les gens préviendraient les gendarmes ou bien Jean et Léa, alors qu'à Melun, personne ne nous demanderait rien.
J'ai froid et je crois que je vais me mettre à pleurer. Jusqu'à maintenant, prise par l'exaltation de la fugue, les images restaient floues, mais avec notre marche silencieuse, elles reviennent en boucle, les détails affluent, les éclats de voix, les paroles de haine, les cris. Mathéo qui sort de la chambre, moi qui le suis, tous les 2 blottis au coin de l'escalier. Moi qui prends la main de mon frère, qui la serre, y plantant même les ongles quand je réalise que le drame est inévitable. Apparemment Jean a couché avec une fille qui s'appelle Marie-Lou, et quand il rentre à la maison alors qu'on vient de s'endormir, Léa lui tombe dessus, crie, le frappe, le poursuit. Mais Jean a dû picoler aussi, et au lieu de faire le coupable, il se met à la frapper et à lui dire des mots horribles. À un moment, il dit : « Et puis j'en ai marre de ces 2 mômes, tu les élèves toute seule si tu veux, moi je me casse ». Il a remis sa veste, et il est sorti en claquant la porte.
Nous sommes retournés à la chambre, Mathéo et moi. On ne comprenait pas, Jean et Léa avaient l'air de s'aimer, et ils n'étaient jamais méchants avec nous. Ça me rappelle trop quand maman criait j'ai dit. Moi pareil il a répondu. J'ai commencé à pleurer. Maman, maman, je veux la voir. Mathéo il était pâle comme un linge, il me regardait sans parler, il tremblait. Puis il y a eu un éclair bizarre dans ses yeux, il s'est levé, il a dit on va la voir. On va se sauver d'ici. On attend juste un peu que Léa se calme. Elle va prendre un somnifère, après ça sera bon.
C'est ça les pilules dans la salle de bains j'ai demandé ? Il a répondu ça fait longtemps qu'elle en prend. Ça fait déjà un moment que Jean manque régulièrement au dîner et rentre tard. Mathéo il est trop intelligent, il comprend tout. Il a dit aussi que quand Jean ne rentrait pas pour dîner, Léa se vidait coup sur coup 2 verres d'apéro dans la cuisine avant de venir manger avec nous. Moi j'avais pas vu, mais j'avais réalisé que ces soirs là, elle était collante avec moi quand elle venait me faire un bisou au lit.
On marche dans la nuit, et Mathéo tient ma main bien serrée dans la sienne. J'ai un grand frère super. Lui aussi il aime bien maman, seulement on ne la voit presque jamais, juste une visite de 2 heures une fois par mois, et encore en présence d'un éducateur. Ça fait bientôt 5 ans que ça dure. D'abord y a eu le foyer, le procès, des assistantes sociales, et puis Jean et Léa. Moi je me plaignais pas trop, j'avais 5 ans, ça allait pas trop mal à la maison. Mais Mathéo, lui, apparemment, il dérouillait. Ça arrivait souvent quand il voulait pas que les hommes touchent maman. Il se mettait au milieu pour empêcher, et le lendemain il se pointait avec des bleus à l'école. Mathéo, il a pas tout dit au juge, sinon, il pense que maman serait allée en prison. Mais il m'a dit à moi que les hommes le touchaient, et l'obligeaient à les toucher aussi, même quand maman était là. Moi j'y comprends pas trop aux choses du sexe, ça me fait tellement peur ce que dit Mathéo que c'est comme si je fermais mes yeux à l'intérieur, ou comme si la lumière s'éteignait et que je reste dans le noir. Mathéo il dit que c'est parce que maman m'envoyait dans ma chambre me coucher.
Moi j'aime bien Jean et Léa, je les trouve super gentils. Mathéo, lui, il est plus réservé, renfermé presque, il aime pas que Léa le touche ou lui fasse des bises. Jean et Léa, ils n'ont pas pu avoir d'enfants, c'est pour ça qu'ils ont fait famille d'accueil et qu'on a atterri chez eux. Mathéo, il dit qu'il préfère Jean, c'est pour ça que si Jean s'en va, il s'en va aussi.
Tu sais, je sais qui c'est Marie-Lou il me dit. Je l'ai vue avec Jean au café. Je comprends qu'il en soit dingue, tu verrais la paire de nibards qu'elle a.
C'est pour ça que Jean m'aime pas j'ai dit ? Parce que j'ai pas de seins ? On a pouffé de rire tous les deux. Le ciel commençait à pâlir, on arrivait dans les faubourgs de Melun.
30/10/2019
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