Natif de Berlin, naturalisé français, résidant à Paris, Stéphane Hessel possède une culture trilingue. Ambassadeur de France et européen de conviction, il n'a de cesse de lutter contre les injustices et pour les droits des sans-papiers. Après « Danse avec le siècle », son autobiographie (1997), il publie à 88 ans « Ô ma mémoire » (Seuil). Un livre qui parle du mystère des mots et emprunte son titre à « la Chanson du mal-aimé » d'Apollinaire. L'auteur nous y offre 88 poèmes sur les deux cents qu'il connaît par coeur et qui, lors de différentes étapes de sa vie, lui ont distillé « une sorte de liberté ». Etroitement liés à ses souvenirs, à ses rencontres, ils constituent son patrimoine.
Le Nouvel Observateur. - Vous vous définissez comme un «ruminant de la poésie». Que signifie cette expression ?
Stéphane Hessel. - La poésie est ma nécessité. Elle m'a été précieuse aux moments les plus durs de ma vie comme dans les camps de concentration, lorsqu'on dormait à plusieurs sur le même bat-flanc. Réciter un poème m'aidait à rester tranquille, à ne pas gêner mes voisins. Après la guerre, nombreux étaient les déportés atteints d'hypermnésie, de ruminations «hypermnésiques ». Moi, j'avais des ruminations poétiques.
N. O. - La poésie, dites-vous, est la «fille aînée de la mémoire»...
S. Hessel.- Je suis un amoureux de la mythologie grecque. La déesse préposée à la mémoire s'appelle Mnémosyne, la seule des Titanides qui n'a pas besoin de mari. Elle fait l'amour avec Zeus neuf fois et met au monde les neuf Muses. Dont Calliope, protectrice de la poésie, elle-même mère de deux héros poètes, Orphée et Linos. La mémoireest le mot clé de mon livre, qui raconte mon plaisir de mémoriser la poésie. En français, on dit apprendre par coeur - incorporer un vers en soi. Curieuse expression ! En allemand, c'est auswendig lernen, le porter à l'extérieur. Il ne se passe pas un jour que je ne ressente l'envie de réciter un poème ! Quand je prends le métro, je me murmure un petit sonnet de Shakespeare, cela fait deux stations...
N. O.- Vous adorez aussi vous produire en public...
S. Hessel. -C'est une forme d'impertinence, le désir de séduire. J'excelle dans l'art d'imposer une récitation à un auditoire qui n'y est peut-être pas préparé. Insensé que je suis, je prends le risque de défaillir - un vers mutilé et c'est foutu ! Le trac, je connais ! C'est excitant, mais quelle satisfaction quand on arrive au bout, « word true » ! Dieu merci, ma mémoire est intacte. En ce moment j'apprends le sonnet à Orphée de Rilke, en allemand évidemment.
N. O.-Y a-t-il pour vous une langue plus propice à la poésie qu'une autre?
S. Hessel.- Né allemand, et ayant commencé par apprendre la poésie allemande, la sensualité, la poéticité de cette langue me touche probablement plus que dans la langue anglaise ou française. Mais le poète qui me fascine le plus, c'est Apollinaire : si fertile et jamais banal. Le plus petit vers est un bijou ! Ce que je ne dirais pas toujours de Rilke ou de Verlaine, ni de Baudelaire, pourtant des poètes que j'aime beaucoup.
N. O.- Etre habité par tant de beauté prépare, dites-vous, à la mort...
S. Hessel.-La poésie est la passerelle entre le Visible et l'Invisible ; mon expérience de l'émotion poétique me prépare à passer le seuil de la vie, à mieux accueillir la mort. Et je lance un appel : Cher lecteur, n'apprendrais-tu que trois poèmes de ce livre par coeur que tu en tirerais un plaisir immense !
Ruth Valentini