CITE ... AMNESIQUE
Je ne veux guère me livrer dans d’hypothétiques prospections
Ni à la conquête et les aléas de l’espace
Ni à la poursuite des météores dans le firmament
Ni à la disparition des continents lors des cataclysmes
Ni aux jeux qu’on attise à chaque moment
Ni aux cendres où couvent d’étranges flammes
Ni aux déchirements de l’homme par son frère – ennemi
Je veux parler d’une ville et de ses dalles inégales
D’une ville qui végète dans ses langes
D’une ville ivre de ses rêves les plus sombres
Je veux pénétrer sa mémoire gagnée par l’oubli
Démêler les trames de ses énigmes longtemps in abordées
Je veux parler de la nudité de ses murs - varioles
De l’effritement de son temps dans les ruines quotidiennes
Connaissez – vous la genèse de cette ville ?
Non , elle est loin de toute explication
Car elle vit en nous , et en dehors de nous
Moi , dans ses prises , je suis incapable de me prononcer
Car je la porte en moi comme un appel virulent
Elle est ancrée de , et mon être d’errant
Elle m’a marqué de son tatouage indélébile
Ma cité , ma longue nuit dans ses bras noueux
S’expose incessamment de mes verbes en cavalcade
Je la vis dans les jours et les nuits caniculaires
Dans l’étouffement de ma gorge et dans mes longues insomnies
Je la vis plus dans ses frileux hivers
Où l’âtre de la vie consume mes gerçures
Connaissez – vous l’histoire de ma ville ?
Le seul qui peut nous révéler son acte de naissance
Qui peut traduire ses noces inavouées
Qui peut nous narrer la tragédie de nos ancêtres
C’est ce fleuve dont la source est profonde comme le temps
Ce fleuve millénaire qui la traverse de la furie de ses eaux
Et qui parle jour et nuit la langue des années …
Je dis cette cité est touchée d’amnésie
Elle agonise dans les entrailles de notre enfance tiraillée
Haletante , écumante , comme ses étalons sauvages
Venus des contrées oubliées pour vivre les fêtes
Ils s’exhibent dans la force de l’âge dans les courses effrénées
Tes cavaliers tirent des salves vers l’iris du ciel
Et nous jeunes poulains , nous imitons les grands
Sur nos chevaux de bois que nous enfourchons jusqu’à l’épuisement
Nous vivons notre âge au gré de nos rêves d’enfants …
Je te voyais , maintenant , après l’écoulement des années
Tu t’es abreuvée de jeux innocents
Et pourtant nous n’étions jamais conviés à ton baptême
Ni à l’écoute de tes chants , de tes danses folkloriques
Ni à la cueillette des gerbes de promesses
Nous étions là , présents dans nos naïves béatitudes
Et loin de ta barque qui s’éloignait malgré nous …
Tu es là , mystérieuse cavalière des Zayans
Drapée dans le bruissement et le silence de tes dialogues
Nous sommes là , las de t’attendre
Notre amour s’étiole au fil de nos pensées
Témoins à charge d’un grand procès
Quand nous te voyons dans l’échancrure de tes murs bariolés
Dans la corsage de tes colombes venues t’acclamer
Dans l’édification de tes nouveaux quartiers
Ici , là – bas , partout , et même ailleurs
Nous venons de ce nulle part , et pourtant nous sommes là
Nous érigeons nos bâtisses sur le flou rivage
Ton cordon ombilical , ce lien sacré
Persiste toujours , s’étend , nous entoure
Il n’a jamais connu la coupure initiale
Il pousse librement dans les espaces reconvertis
Jardins , maisons , immeubles , écoles , hôpitaux , projets …
Et je vois , moi , assis à l’ombre des paysages
Mon rêve à portée de la main des manuscrits séniles
Où je l’édulcore de mes visions futures
Je te vois comme une toile vierge qu’on agresse
Les doigts tendus accusent ton silence
Mais , voilà que d’autres jeunes pousses
Jaillissent de ton sol comme des emblèmes
Pour décrire dans le flot de mouvance
La calligraphie de tes corps libérés
La sève longtemps inerte redonne signe de vie
Quand le printemps s’annonce , véhicule son ardeur
Que la brise enivre les champs de blé
Que les fleurs libérées remontent à la surface
Je trouve la force et fais articuler mes impulsions
Là dans les bras de ton lac sublime où l’onde s’éveille
Là où les cédraies murmurent à l’unisson
Cette nature reconvertie qui fait tout ressusciter …
Je m’en vais aux prises de tes ruelles bourdonnantes
Conter les périples de mes étranges aventures
Cité – Rouge , Ô fruit trop mûr à la suave couleur … !
Je suis devenu le messager bénévole de ta longue étreinte
Bientôt , je finirai par prendre le dernier convoi
Bientôt , je briserai ma barque à l’embouchure de ton acte
Je prendrai mon bâton de pèlerin pour un autre lieu
Je déploierai mes ailes longtemps abandonnées
Pour quitter la pesanteur de ton sol argileux
Cité – Rouge , mon corps est fatigué d’hibernation
Mes yeux n’ont plus la clarté d’autrefois
Je lève l’ancre pour te quitter à jamais
Ma ville , ma patrie , source de mes appels
Pardonne – moi ce cri de cœur que j’ai cru refoulé
Je donne à mon poème le linceul de l’amnésie
En hommage à ta mémoire , à tes hommes , à tes femmes
A cette terre berceau de mon fécond tumulte
Serre – moi dans tes bras avant le vrai voyage
Je te dis mon dernier serment sur les ailes d’un papillon
Cité – Rouge je t’ai portée , je te porte en moi depuis … l’éternité …
© Kacem loubay
Khénifra – Maroc
Dimanche 12 avril 1987
Publié par AL BAYANE CULTUREL
Mardi 21 Avril 1987 Page 8
Loubay_k@yahoo.fr
Le poète de l’autre rive
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