L’enfer. L’enfer était sa vie. Pauvre petit Moch, cigarette anonyme parmi tant d’autres qui souffrent en silence. Sa vie n’est pas une vie, elle n’est faite que pour servir la vie d’humains cruels et sans pitié.
Tout commença à l’usine. C’est là que le petit Moch vit le jour auprès de ses frères et sœurs d’infortune. Dès l’instant où la vie l’envahit, il fut compressé avec ses semblables pour être conditionné comme du bétail dans une petite boite cartonnée. Son premier cri d’enfant fut un cri de détresse, mais son cri se perdit parmi tant d’autres, masqués par le vrombissement impitoyable des machines qui le privaient de la lumière du jour sitôt qu’il l’avait vue.
Imaginez la torture d’être compressé et privé de lumière, bousculé et presque asphyxié, beaucoup des frères de Moch devinrent vite fous et dans ce caisson hermétique de carton, les gémissements de ces âmes damnées résonnaient comme les cris des suppliciés en Enfer. Cet écho interminable ôta encore à quelques cigarettes leur raison déjà bien fragile.
Pourtant dans ce chaos indescriptible, certains gardaient tout leur esprit, mais ce n’était que pour mieux souffrir, car ils comprenaient pleinement la folie dans laquelle s’étaient réfugiée la plupart des futurs condamnés.
Moch, lui, croyait en l’espérance. C’était un optimiste et il se dit que la vie ne pouvait être pire que ce qu’il vivait en ce moment et qu’elle ne pouvait donc aller qu’en s’améliorant. La naïveté d’un enfant est parfois bien touchante...
Les boites à l’intérieur desquelles les jeunes cigarettes souffraient, furent rassemblées et enfermées dans des paquets encore plus grands. Ces grands paquets furent à leur tour chargés dans des caissons qui furent posés sur un train. Le convoi de la mort se mit bientôt en marche.
La destination de ce voyage sans retour était une petite ville d’Allemagne appelée Dachau. C’est une ville qui, dit-on, reçut autrefois d’autres convois en masse bien différents et pourtant si semblables. Les paquets furent déchargés, ouverts et leurs contenus fut dispersés dans plusieurs endroits de supplice.
Le paquet de Moch échoua dans un distributeur comme on en trouve en grand nombre dans les villes allemandes. Les paquets de prisonniers exposés comme des condamnés à mort un jour de foire, attendaient sans s’en douter leur terrible destin. Laquelle des ces infortunées cigarettes aurait pu prévoir le sort que leur réservait leur bourreau : une extermination massive et sans nom.
Un jour Moch sentit le paquet bouger et être attrapé par une main. Ce mouvement soudain après tant d’immobilité créa une panique sans précédent dans le microcosme de la tabagie. Mais Moch voyait en ce changement son espoir d’une vie meilleure grandir.
Comment décrire ce déferlement de joie, cette soudaine interruption des supplices lorsque la divine lumière du soleil envahit pour la seconde fois leur vie de reclus et baigna de sa douce chaleur l’ensemble des visages dressés entamant une antienne au Seigneur Eternel pour cette bénédiction céleste. En même temps leur arrivait un air pur qui chassait bien vite l’air chargé de souffrances et d’odeurs qu’ils avaient tous partagés pendant si longtemps.
Moch perçut peu à peu le décor urbain qui l’entourait et l’enchevêtrement de tant de couleurs et de formes l’enchanta, il croyait avoir atteint le Paradis. Mais avant qu’il n’ait pu communiquer sa joie à ses frères et sœurs, il se sentit happé par la même main qui avait ouvert le paquet.
Cette ballade dans les airs avait quelque chose de grisant, Moch fut suspendu dans les airs, tenu par la tête, pendant un certain temps. Il regarda l’humain qui l’avait délivré de l’étouffement originel. Celui-ci semblait réfléchir, puis affichant un sourire, il retourna Moch la tête en bas et le réintroduisit dans cette posture à l’intérieur du paquet à la place même où il avait été pris.
- Qu'ai-je donc fait pour mériter un retour dans cette position de châtiment ? Quel crime ai-je donc commis ? se demanda, éperdu et troublé, le petit Moch. Il sentit le corps de son voisin de droite le frôler, il était à son tour emporté dans les airs. Allait-il être traité de même ?
Moch ne pouvant plus voir, étant retourné, demanda instamment à l’un de ses compagnons de lui décrire ce qui se passait. La cigarette précédemment libérée fut emportée dans les airs, mais cette fois-ci, l’humain mit sa tête entre ses lèvres comme pour s’apprêter à la dévorer, ce qu’il ne fit point. Et, tandis qu’il tendait le paquet à son ami qui se servit lui aussi, il sortit de sa poche un objet de mort effroyable.
De cet objet jaillit le feu destructeur du Ciel, et le pauvre supplicié, se noyant dans la salive âcre de son bourreau, se vit allumer les pieds par le feu vengeur du Ciel qui devait le punir pour une faute qu’il avait commise. Mais ni Moch, ni ses frères et sœurs ne purent trouver l’erreur qui coûta la vie d’un de leurs semblables. Et, alors que les cendres noires du corps calciné tombaient à terre comme pour y trouver le repos éternel, le paquet se referma et ils furent tous plongés à nouveau dans l’obscurité primordiale de leur vie.
On entendit les cris d’agonie du premier des exécutés puis bientôt ceux du second ; leurs souffrances semblèrent durer une éternité. Cette mort était lente et à petit feu.
De ce jour, Moch perdit toutes ces illusions, et le pauvre, respirant les odeurs de pieds de ses congénères, restait la tête en bas tandis que ses semblables partaient un par un, et leurs cris d’agonie transperçaient son âme de part en part. La seule amélioration à son sort, qu’il savait fatidique, était le gain de place occasionné par les disparitions régulières de cigarette.
Il savait intuitivement qu’il serait le dernier à mourir emportant avec lui tout le fardeau de ses frères. Quand il ne resta plus que quelques cigarettes dans le paquet, le ballottement causé par le déplacement de l’humain devinrent insupportables. Moch, comme les autres, était projetés contre les parois de sa prison et tout repos lui devint impossible. Malheureusement pour lui, il ne perdit pas la raison.
Enfin, le jour de son exécution advint et comme la chaleur brûlait tout son être et que le bourreau prenait plaisir à aspirer la vie qui partait en fumée de son corps, Moch pensa, dans un moment d’ironie qu’il aurait bien aimé avoir eu droit à la dernière cigarette du condamné.