“À travers la bave des heures encore somnolentes du matin cagoulé, une bête arrive, essoufflée, en gare d'Anonyme. C'est une petite gare austère où se saluent , avec tout le protocole requis, les deux couronnes imbibées de bourbon. Rapidement, les lèvres vaporeuses du poulpe s'échouent, avec disgrâce, sur le troupeau entassé parmi les brumes du quai. Le temps d'inhaler une dernière bouffée de cendres et il étouffe, de son encre, son éternel cigare d'acier. Les portes de ses ventouses commencent à s'ouvrir lentement, et on peut apercevoir comme deux légions prêtes à se jeter l'une sur l'autre. C'est bientôt chose faîte et dès lors, il devient vite impossible de distinguer les rangs d'origine. Exclu de ce rite macabre, un étrange voyageur descend à son tour des entrailles toujours fumantes du mollusque, beau comme un fœtus inachevé. Il semblerait que, lui, n'attend personne. Il s'exile donc de cette bataille désordonnée à laquelle il se sent désespérément étranger. En se grillant tendrement une cigarette, il en profite pour cracher, de son regard furtif, un essaim de francisques acérées. Elles fusent comme une grêle sur l'informe rétine de cette masse de boucliers et de glaives entrechoqués. On ignore l'identité de ce trouble-fête, bien qu'il soit toutefois possible, en y prêtant un peu d'attention, de deviner une infâme langue de lys sommeillant entre les gerçures de ses babines assombries. Les pieds soudés au sol comme deux ancres de béton, il erre, porté par les courants, comme une feuille morte. Il serre avec soin la vieille mallette que les boyaux d'un galion sévillan lui ont jadis léguée. Dans les fissures environnantes, d'insolites figures se dessinent, peu à peu, telle une tête de momie que désensable le vent. Étourdi par ce spectacle inhabituel, notre homme vacille et se dirige, d'un pas irrégulier, vers le banc le plus proche. Il s'y affaisse. Erreur fatale! Mais il ignorait alors le tourment que berçait avec douleur ce banal trône de marbre. En effet, comme une réponse à cet abandon, une paire de bras surgit brusquement au milieu du brouillard et absorbe, dans le vagin de la pierre féconde, le corps de cette étoffe consacrée par les mites. Il fut un temps lointain où une jeune fille, cœur d'olive et boucle de corail, s'amusait en ce lieu avec ses dames. Elle aimait à se purifier le corps en s'élançant, délicieusement svelte, de sa balançoire sacrée. Ce qu'elle ne soupçonnait pas, l'insouciante, c'est que dans cet acte apparemment innocent se cachait une lasciveté que n'allait pas tarder à découvrir le voyeur immortel: un jour que cette jeune nymphe s'appliquait, entre deux élans, à mordiller les pointes beurrées d'une étoile; le joueur de lyre, ce visiteur nocturne des lupanars de l'Océan, découvrit, lors de sa promenade quotidienne, les quelques poils que laissait entrevoir sa gracieuse ascension. Ne pouvant se contenir face à cette divine apparition, le frère de la vierge d'argent sortit son scalpel mordoré et, d'un coup imparable, ouvrit sans pitié l'outre remplie des songes et des chimères de l'enfant. Mais il ne s'arrêta pas en si bon chemin et, après avoir contemplé la magnificence de son œuvre purpurine, il outragea les lèvres de la dépouille encore chaude et humide, comme une boucle de corail ou un cœur d'olive. Et l'on dit que, la nuit qui suivit, les compagnes de la défunte vinrent se pencher, horrifiées, sur le cadavre de leur maîtresse et que, mêlant leurs larmes au sperme du crime et au sang de l'innocence, elles parvinrent à forger cette froide sépulture que l´égarement de certains passants continue de souiller.”
Le vicomte de Montalautré
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Marc, alias : Le vicomte de Montalautré