Charon au chômage

Charon se morfond sur la sombre berge de l'Achéron
Depuis plus de deux mille ans

Il fait les cent pas en utilisant sa rame
En guise de canne
L'espoir n'a pas encore déserté le cœur
Du vieillard mal vêtu
À la mine sinistre

Ne me faites pas écrire ce que je n'ai pas écrit
Jadis Charon
Nocher au regard ardent
Fit bel et bien passer dans sa barque
L'Achéron
Aux âmes des morts
Afin qu'elles gagnassent le monde des Enfers
Pourvu que leurs corps eussent été enterrés
Et qu'elles se fussent acquittées d'une obole

Mais ce temps est révolu
Car le nombre des morts a explosé
Avec l'augmentation considérable de la population
Mondiale

En 216 avant Jésus-Christ
Lors de la très meurtrière bataille de Cannes
En Apulie
Les dieux constatèrent avec colère
Que Charon
Qui ne pouvait embarquer qu'une seule âme
Sur son frêle esquif
Était contraint de faire poireauter
Les âmes de ces valeureux guerriers
Pendant des mois
Sur les bords marécageux de l'Achéron

Mars fut bien sûr le plus indigné
Par le traitement scandaleux que Charon
Réservait aux soudards qui ne manquèrent
Jamais
De l'honorer de leur vivant
Il n'eut aucun mal à convaincre les autres dieux
Que Charon devait être démis de ses fonctions

Le nocher aux yeux brillants
Eut beau plaider sa cause
Arguer que l'Enfer ne pouvait se passer de ses services
Son plaidoyer tomba dans l'oreille de sourds

Vénus
Émue par le chagrin du vieux psychopompe
Lui apparut dans un songe
Tandis qu'il dormait dans sa barque
Et lui dit qu'elle tenterait de persuader
Ses divins collègues de lui permettre d'embarquer
Les seuls héros et héroïnes

Mais la plus belle des déesses
N'avait pas l'éloquence d'Athéna
Si bien que les autres dieux demeurèrent
Inébranlables
Dans leur décision

Vénus n'eut jamais le courage
D'avouer à Charon qu'elle n'avait pas eu
Gain de cause
Et préféra le laisser nourrir un vain espoir

Sacré boulot !

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