La fille avale son café. Tout en remuant le sucre au fond de ma tasse, je réfléchis.
Peut-être devrions-nous sortir d'ici, j'ai un ami qui habite à l'autre bout de la ville, il est un peu fêlé, mais c'est la seule personne que je connaisse qui s’intéresse à la parapsychologie, mais comment nous y rendre?
Une fillette accompagnée du vieil homme que je suis, je peux encore marcher certes, mais si la situation nous obligeait à courir, je ne suis pas certain d’y arriver.
Mon fils! Je saisis mon portable, je farfouille dans mes contacts et j'appuie sur son nom, un enchaînement de bips, et la sonnerie se déclenche.
— Papa c'est toi ! Tu ne dors pas encore, tu as un problème ?
— Pour l'instant, ça peut aller. Pourrais-tu venir nous chercher avec la voiture, nous devons sortir d'ici?
— Nous? Tu n'es pas seul ...
— Je t'expliquerais, et chez toi tout le monde va bien?
— Nancy et moi nous sommes disputés, elle est sortie complètement furieuse.
— Johnny, dépêche-toi et emmène le gamin, ne laisse surtout pas Nancy s'approcher de lui.
— Mais, qu'est-ce que tu racontes? Tu débloques ou quoi?
— C'est très sérieux, des gens deviennent fous sans aucune raison et se mettent à massacrer les personnes de leur entourage. Et le phénomène se propage comme une traînée de poudre.
— Attends... Tu as peut-être raison, une bagarre vient d’éclater au pied de l'immeuble et...
— Johnny ? Tu es toujours là ... réponds-moi !
— ... C'est dingue, je vois une femme à terre et j'entends des détonations... D'accord, j'embarque le petit et j'arrive.
— Soit prudent Johnny.
La fillette me fixait avec des yeux horrifiés.
— Qu'est-ce que vous racontez? Nous devons rester à l'abri et ne pas sortir, c'est ce qu'ils ont dit...
— Mon fils va arriver avec la voiture, nous ne craignons rien. Je connais quelqu'un qui pourra nous éclairer sur cette horrible tragédie.
— Nous allons tous mourir... nous allons tous mourir...
En proie à une subite crise de nerfs, elle n’arrêtait pas de ressasser encore et encore ces mots d'une voix hystérique, pour la calmer je n'avais qu'une seule solution, je la giflai. Elle se tut et se mit à sangloter dans mes bras.
Ça fait des heures que j'ai appelé Johnny, il devrait déjà être là, je crains le pire. J'ai baissé la lumière pour éviter de nous faire repérer.
Dehors, c'est une tuerie incessante. Les hurlements s’arrêtent parfois pour recommencer de plus belle, je suis aux aguets accroché à cette fenêtre. Il ne viendra plus, c'est trop tard. Un malheur est arrivé, je le sens.
La petite a fini par s'endormir, je l'envie, car de mon côté je n'ai pas fermé l’œil.
J'entends des pas dans l'escalier. Quelqu'un s’arrête sur le palier et heurte brutalement la porte. Le bruit résonne dans tout l'appartement réveillant du même coup la jeune endormie qui se redresse d'un bond, les yeux exorbités. Elle ne crie pas, elle a compris, personne ne doit savoir que nous sommes là.
Une voix se fait entendre, et cette voix je la reconnais, c'est celle de Johnny.
Enfin mon fils ! Il a réussi à s'en sortir.
— Allez, Papy, ouvre-moi! J'ai un cadeau pour toi...
Déjà prêt à accéder à sa demande, je m'arrête brusquement, quelque chose cloche. Pourquoi m'appelle-t-il Papy, et pourquoi me parle-t-il de cadeau ?
Même sa voix est différente, elle a pris une intonation inhabituelle. Je n'ouvre pas.
— Pépé... Je sais que tu es là. Tu finiras bien par sortir. Viens donc jouer avec nous, on s'amuse comme des p'tits fous.
Et je perçois un choc feutré contre le panneau de la porte, ensuite un bruit semblable à un ballon qui dégringole les marches de l'escalier.
Il abandonne et s'éloigne enfin. Lui aussi est possédé par une âme sombre.
Je n'ai pas d'arme sous la main, mais ce couteau fera l'affaire. Dans une ou deux heures, il fera jour. Je patiente. La petite s'est lovée tout contre moi, bien qu'elle soit arrivée à se défendre, je suis la seule personne capable de la protéger, elle est encore si jeune, à deux nous serons bien plus fort.
Que découvrirons-nous quand l'aube aura chassé les ténèbres? Les âmes sombres seront-elles toujours là dehors à épier les derniers survivants pour se fondre en eux?
J'ouvre doucement la porte, et je descends les marches maculées de sang frais.
Au pied de l'escalier gît une espèce de boule rougeâtre, dernier vestige de la tête d'un petit garçon. Je l’écarte de mon passage.
Je quitte l'immeuble, la petite est restée dans l’appartement.
Hébétées, d'autres personnes sortent des bâtiments. Des dizaines de cadavres jonchent la rue et les trottoirs, certains égorgés, d'autres tués par balles, mais le calme semble être revenu.
J'avance moi aussi entre les corps sans vie.
Un homme progresse devant moi d'une démarche saccadée. Son allure me paraît familière, je n'en crois pas mes yeux, c'est Johnny.
Je l'appelle. Il se retourne et me reconnaît, il sanglote :
— Papa, qu'ai-je fait ? Oh! mon Dieu, qu'ai-je fait ?
Je fixe un instant le couteau serré dans ma main, il est couvert de sang.
L’âme sombre qui avait réussi à me posséder s'en est allée elle aussi.
(à suivre)