Le démon de la probité

Il y avait un homme qui parcourait les sentiers tel un vagabond, mais qui, selon l'accueil de la ville s'y installait plus ou moins longuement. On ne savait de lui ni l'origine ni l'âge bien qu'il eut le teint mat ainsi qu'un latin et les rides d'expression d'un homme de la quarantaine. Mais selon la légende quelque chose brillait dans ses yeux et certains superstitieux allaient jusqu'à dire que c'était la flamme de l'ouest et qu'elle recouvrât en elle-même tout le malheur que l'humain n'en puisse jamais supporter. Certes son regard avait l'air incertain, mais de son chemin on ne savait rien et de ses provocations de tout son long, pas davantage; à croire que le silence se décidait à prendre la charge de ses crimes.
Mais comme l'action se situait au Nord du Caucase, et sa pérégrination à la fin du 20 ème siècle, il y eut davantage de bavardages entre les gens que les sollicitations de bravoure venant de l'armée étaient à en faire perdre le souffle au premier étranger venu qui n'aurait pas pris de précaution à l'affront d'un tel avertissement. En effet dès que le voyageur se présenta pour louer une chambre à Grozny, il lui fut demandé la vérification de son passeport par le Commandant en chef de l'armée de terre de la Russie. Le commandant en chef Irlinkov lui demanda alors que Stuartson venait de signer les feuillets pour la location de son logement: - vous êtes venu pourquoi au fond? J'espère que vous respecterez les règles en usage dans ce pays et que, oui... vous y ferez bonne présentation eu égard à votre réputation qui, semble-t-il vous a toujours sauvé mais dont les courants impétueux, peut-être ne vous feront pas encore beau jeu? - Pourquoi à chaque fois que je m'installe quelque part on oublie de me faire présenter, est-ce pour éveiller encore la même rancune ou est-ce par un effet de votre bienfaisante vigilance? - Mais pourquoi vouliez-vous vous faire présenter puisque la première chose que je vous ai demandé, ce sont vos papiers d'identité; alors à quoi bon? - Je n'attendais plus que cette question, vous savez l'existence ne s'arrête pas à la croisée des chemins et j'en sais quelque chose. - Et avant de retrouver la forme, vous étiez dément? - Non, ma démence n'était que fulgurance et cela de manière ontologique avant même toute psychologie! - Au fond, vous vous faites dément pour compliquer des situations qui de concrètes deviennent excessives et vous contrarient ? - Pourquoi craindre un homme comme moi puisque seule la mort est mon projet et que je suis immortel. - Que dites-vous? Rien ne peut vous raisonner! Je crois qu'il va falloir nous suivre pour passer des tests psychiques et biologiques, je veux bien vous croire mais que pouvez-nous nous apporter, face à la douleur, face à l'angoisse? - Une sérénité infinie à contempler la vie et à rendre l'amour aveugle pour enfin trouver l'immortalité. Mais pour cela il y a tant à ordonner dans le désordre des passions pour mieux se perdre dans l'humilité d'une raison dont la vérité s'allie avec un esprit qui n'est plus que matière. - C'est presque une épreuve de Yoga que vous me faites passer là? - Pourquoi tant de doutes alors que la porte est ouverte à d'autres interrogations? Tenez! Venez voir! (Stuartson emmène Irlinkov à l'intérieur de son logis) Regardez si c'est pas beau une eau qui prolonge votre vie si vous savez l'utiliser; en fait l'ascèse n'est ni une mortification, ni une punition, mais bel et bien un honneur que le corps rend à l'esprit. Finalement l'eau douce est la réparation même aux activités symptomatiques auxquelles elle en fait la fructification, à la fois organique et psychique; cependant qu'elle est corruptrice quand nous lui rendons pas sa science. - Bon j'imagine Stuartson que vous n'allez pas me faire croire qu'une eau vendue sur le commerce peut être une réparation aux crimes de l'humanité, qu'elle puisse nous apporter liberté et bonheur? -En fait je vois! Vous êtes un illuminé, un savant-fou. - Ah, là j'en peux plus! C'est trop de préjugés! Alors il poignarda le Commandant Irlinkov, lui prit sa kalachnikov, puis sortit de son logement et tua tous les militaires se groupant comme ils pouvaient, mais finissant tous par céder. Finalement il se dit: - ça ne pouvait plus durer avec ce qu'ils appellent curiosité là où c'est inconscience déguisée sous une ignorance qui ne sait parler que pour justifier l'injustice de leurs procédés diaboliques.
Ensuite il partit dans le centre ville faire des achats, ayant volé une voiture, une Volkswagen, avec en sa possession toutes les armes qu'il avait pu prendre à l'armée. Il alla d'abord chez le coiffeur se faire raser la barbe et adopter une coupe qui ne le distingua pas trop des modèles du pays, se disant alors Italien de nom Lombroso et s'acquittant ainsi de son regard opaque en mettant des lentilles de contact d'un gris ombragé qui le rendait ainsi plus ténébreux. Ainsi il alla de ville en ville apporter la parole divine qui pût apporter la vie éternelle; en fait tout n'était qu'une histoire de prolongation éphémère le temps que la planète se vidât complètement des parasites et autres vers rongeurs de l'humanité. Partout où il passait, il laissait une devise ou un conseil, ou il se prenait la peine de ne pas s'exténuer trop longtemps et en venait donc au crime. « Détruire la destruction! » Voici son leitmotiv et plus on le profanait plus la langue évangélique grimaçait sur le visage de Lombroso qui ne donnait de sa merci que ce que Satan ne lui avait pas encore enlevé: - l'immortalité!
Ainsi il gravit tout le nord du Caucase alors que l'armée, à force de voir tant de victimes s'écarter du chemin de celui qu'ils nommaient encore Stuartson, renforça ses rangs et supplia en contrepartie à la foule chancelante devant la frénésie de Lombroso de ne prendre comme visées politiques que celles des communistes et en cela lui demanda de ne pas forcer la donne et d'aller dans le sud du Caucase, chose qui l'arrangea puisqu'il pouvait y faire de nouvelles conquêtes le temps que le peuple russe se libère enfin.
Mais l'armée du sud était prête à accueillir un nouvel homme qui ne paraissait plus un va-nu-pieds mais un homme érudit et talentueux orateur qui disait-on dans son jargon vénitien avait affrété l'université américaine de Harvard et s'en revenait d'une philosophie où Yoga et psychanalyse se conjuguaient parfaitement. Donc un homme dangereux pour l'état qui avait toujours cru que les hommes d'une telle trempe ne pouvait être que des tyrans. C'est pour cela qu'un simple détective, Ian Milianenkov ayant fait le rapprochement entre l'homme de l'ouest et ce nouvel inquisiteur et que tous les observateurs avaient émis l'hypothèse que le premier avait dû se dissiper dans un endroit encore inconnu alors que Lombroso se montrant au grand public paraissait inoffensif. - Inoffensif, c'est toujours ce que disent les penseurs en parlant d'eux-mêmes avec mauvaise foi. Au fond ce Lombroso n'est qu'un manipulateur. Vous verrez, Madame la ministre de l'intérieur que je vois juste; voici ce que dit Milianenkov avant d'aller rendre visite à Lombroso. Mais bien avant, quand certains crimes ont été proférés et que le nom de Lombroso se soit propagé il avait lu en deux temps trois mouvements les quelques sept livres de Lombroso traitant tous de l'esprit comme état d'être et matière individuée. Donc il savait ce que pouvait donc dire nescience pour un homme du commun, et fait plus remarquable Milianenkov était un passionné de Mircea Eliade, un écrivain roumain qui a écrit une thèse sur le Yoga, les différents stades du religieux ou encore même le chamanisme. Ainsi il préféra recevoir, pour plus de commodités semble-t-il, le non moins savant Jorge Lombroso.
Il l'accueillit dans son bureau et lui offrit d'abord un cigare qu'il refusa, puis un whiskey qu'il déclina aussi et lui demanda enfin: - J'ai lu tous vos livres et j'en ai retenu tellement de conseils existentiaux qu'aujourd'hui je ne peux que me flatter d'avoir un homme si illustre à ne pas trop controverser puisque le meilleur pour vous n'est que la vie et que la retirer est un crime contre l'humanité. - Vous comprenez mes messages, mais votre professionnalisme vous engage sur une voie que je ne saisis que très peu! - Vous voyez que vous n'avez pas pour vous toute la saisie des existences! - Quoi comment vous dites? (Lombroso sort alors son poignard mais rentrent deux gendarmes) - Nous avons non seulement tout entendu mais tout vu, intervint le commissaire et qui l'empoigna par le dos pour le menotter. - Vous ne vous en sortirez pas comme ça, anarchistes qui n'avez comme pays d'origine que l'insolence de votre peuple! C'est bientôt la fin de ces racines malicieuses et funèbres qui vous rendent excessifs là où vous pourriez tempérer vos humeurs liberticides. - Nous verrons bien qui est l'insolent et d'ailleurs vos pompes funèbres vous attendent pour très bientôt; ajouta Milianenkov qui ne voulait rien entendre. - Et le peuple vous l'entendez? Il finira par vous faire capituler et vous faire imputer de tous vos crimes des plus grossiers au plus scandaleux. - Nous verrons, dit le commissaire, que Dieu vous protège si vous êtes vraiment l'homme de l'ouest. Mais comment le saurions-nous? Alors Lombroso lui dit: - enlevez mes lentilles de contact et vous verrez mon véritable regard tant j'ai souffert de la compulsivité de tous les mortels que j'ai rencontré et qui ont profité de mon empathie avant de perdre de leur vie l'infime degré d'existence qui m'a permis de surpasser toutes les existences altières du monde dans son entier. - C'est pas la peine, dit le commissaire, c'est bientôt l'heure du sacrifice puisque tous les êtres humains finiront par suivre son destin jusqu'aux portes de l'immortalité...