Le texte obtenu en fonction du texte souhaité
Écrire un texte revient à fabriquer quelque chose qui doit générer un ensemble d'effets. Autant d'effets que l'écrivain peut l'imaginer, et même plus si c'est possible. Pas quelque chose de retenu, la retenue est un effet comme les autres, mais jamais un moyen. Écrire avec retenue, ça n'existe pas. C'est comme les photos de nu pudiques, ça ne consiste pas à rhabiller le modèle mais à varier les éclairages. Pour faire un nu pudique, il faut d'abord déshabiller le modèle entièrement et bien le regarder. À ce stade-là, le modèle en tant que personne n'existe pas, on se fiche de ses pudeurs, de ses hésitations mal placées. On lui fait prendre la pose, on le visualise de la façon la plus crue possible, puis on estompe certaines parties afin de générer l'effet voulu. Le flou, le dissimulé, doit être volontaire et relever d'un acte déterminé. Ça se voit dans un texte si l'auteur a voulu masquer volontairement son sujet ou si l'effet de flou provient d'un manque de rigueur ; dans le premier cas, le photographe a le modèle sous les yeux, bien éclairé, il voit tout ce qu'il veut voir, il sait (mais il choisit de ne pas tout montrer ou dire). Dans le deuxième cas, il prend au téléobjectif et certains détails restent flous, même pour lui.
Je trouve très difficile de m'imposer cette rigueur, cet éclairage cru, avant d'écrire le texte. J'élimine inconsciemment trop de choses à l'écriture. Je n'ai pas encore cette jouissance de l'impudeur qui est une composante nécessaire de l'écrivain. L'écrivain, c'est quelqu'un qui déambule avec un grand imperméable et rien dessous, et qui attend l'occasion favorable pour tout montrer. Pas gratuitement (enfin, on essaye de ne pas se déshabiller pour rien), mais autant que nécessaire, et sans doute un petit peu plus, pour être sûr d'en donner assez. Dans ce métier, on n'en fait jamais trop !
À ce stade-là, la technique devient un problème tout à fait secondaire. Si j'ai décidé de l'effet que je veux réaliser, la méthode se trouve dans tous les manuels d'écriture. Ou alors on pose la bonne question à un écrivain chevronné (moi je faisais ça avec Jeury, par exemple) et on a la réponse immédiatement. Genre, "Comment puis-je décrire cette scène de séparation déchirante sur le quai du RER sans tomber dans le sentimentalisme, mais en faisant comprendre au lecteur les sentiments des protagonistes". On récupère ainsi des conseils sur la manière de formuler le dialogue, la posture des personnages (le corps fatigué, avec une excitation qui renaît, les épaules courbées sous le poids des sacs et des valises, le bruit des trains qui les fait sursauter, etc ). Alors que si je demande "comment écrire un bon texte se passant dans une gare ?" je n'aurai pas de réponse. Enfin pas de réponse utilisable.
Un point entre parenthèses : j'ai souvent discuté avec divers écrivains de la manière de "faire passer" de l'information dans un texte. Il semblerait qu'il y ait des règles empiriques. Par exemple :
Donner deux fois (avec un intervalle de pas mal de pages) les informations les plus importantes, sous une forme assez voisine pour générer un "écho" dans l'esprit du lecteur.
Lorsque la zone de texte en cours est riche en informations, il vaut mieux 1) faire des paragraphes courts (une idée/une info par paragraphe) et 2) mettre la partie la plus importante au début ou à la fin du paragraphe, avec des phrases courtes ou du moins "qui cassent le rythme". Les gens qui ont fait des études sur le processus de lecture disent que le milieu d'un paragraphe trop long n'est tout simplement pas lu par la plupart des lecteurs
Associer une information à un instant "dramatique" ou "intense" permet de fixer plus facilement cette information dans l'esprit du lecteur. Exemple :
-- Au fait, c'est moi qui ai tes clés, dit-elle en rangeant le lave-vaisselle.
à comparer avec :
Brutalement, la minuscule corniche céda sous ses doigts. Avec un hurlement d'épouvante, elle dévissa le long de l'à-pic tandis que la corde de rappel se tendait jusqu'à la limite de rupture. Il y eut un claquement sec ; la manille de rappel avait cédé. Le corps désarticulé rebondit le long du glacier et disparut dans une crevasse.
-- C'est elle qui avait mes clés ! réalisai-je avec horreur.
Bien sûr, le fait que cet exemple soit éminemment phallocrate est hors du sujet !
Paradoxalement, il est très difficile de trouver un bon "étalonnage" personnel quand on écrit, parce qu'on relit son texte en voyant ce qu'on a voulu y mettre et non ce qu'on y a réellement mis. Il faut donc du temps pour que ce genre d'impression s'estompe, il faut surtout bâtir ses propres critères d'évaluation, ce qui est un processus lent et fastidieux. D'où l'utilité des lecteurs tests, qui aident à se recaler.