Mon père, ce pêcheur…
Casquette de travers et bretelles de salopette à la ceinture, la veste sur l’épaule une silhouette dodelinait sous le soleil de cette fin d’après-midi d’automne.
Il s’avançait tranquillement sur le chemin de la maison.
Mon père au retour de son labeur, l’été magique de mes dix ans…
J’étais sur le perron depuis vingt bonnes minutes et l’angoisse de ne pas le voir arriver me tenaillait depuis un petit moment.
Je m’élançai à toutes jambes pour le rejoindre.
Je criai, je sautai et je pus voir enfin son chaud visage qui me souriait ; il m’attrapa au vol et me fit tournoyer un instant, accroché au bout de ses bras noueux.
Un peu comme ces tourniquets qui vous entraînent dans une ronde endiablée et vous tourne la tête.
Le monde à l’extérieur défile, devient flou jusqu'à disparaître, l’attention se fixant sur le centre de ce manège…
Le centre, ce jour-là, c’était son rire tonitruant et ses grands yeux bleus…
Il me serra tout contre lui, m’embrassa sur le front et me reposa à terre.
Nous marchâmes côte à côte, moi fier et lui heureux.
Ce jour spécial qu'il m’avait promis était arrivé… j’avais gagné le droit d’être assez grand pour l’accompagner à la pêche !
Abandonné à mes jeux d’enfant, je l’avais si longtemps regardé partir ; canne sur l’épaule, épuisette en bandoulière, il prenait le petit sentier qui mène à la rivière, disparaissant au milieu des noisetiers et des aulnes pour revenir deux ou trois heures plus tard brandissant sa prise.
Infatigable Achab terrassant au corps à corps ces monstres aquatiques, qu'en nique à la misère, nous dévorions le soir…
Deux ou trois ablutions plus tard, après quelques recommandations que je m’efforçai avec sérieux de retenir, nous nous mîmes en route et disparûmes dans les sous-bois où Il continua à m’initier aux mystérieux secrets qui avaient fait de lui ce pêcheur si émérite…
« Le poisson te voit, même si tu ne le vois pas !
Il t’entend, même s’il n’a pas d’oreilles !
Il se méfie, s’en va mais revient toujours car il est curieux !
Il goûte l’appât plusieurs fois avant de l’avaler !
Il est fort et quand il est ferré se bat toujours avec acharnement!
Quelquefois il gagne et repart avec son douloureux trophée dans la gueule !
D’autres fois il perd, effrayé se retrouve sur la berge, te fixant de son œil rond !
Respecte-le alors car c’est avec ténacité qu'il aura lutté pour sa vie :
Plonge tes doigts dans sa gueule et tire d’un coup sec en arrière qu'il ne souffre pas !
Attention à ses dents qui peuvent t’infliger de terribles blessures !
S’il est trop petit, dégage délicatement l’hameçon et remet-le vite à l’eau :
Il deviendra ainsi ce fort guerrier qu’un jour tu affronteras ! »
J’étais terrorisé et si heureux en même temps de devenir l’apprenti du maître.
Le bruit de l’eau courant sur les rochers, surprit mes oreilles et au détour d’un bosquet nous retrouvâmes la rivière initiatique dont je rêvais depuis longtemps…