Les pas perdus
Les cheminées fumantes enveloppaient Séville d'une brume artificielle, et firent tousser Anis. Celui-ci sourit, sans trop savoir pourquoi, à une vieille dame qu'il croisait. Il leva la tête, rêveur, et observa les nuages... celui-ci ressemblait à une rose. Celui-là à un coeur... Sans comprendre, il fut face à la porte.
Rapidement, il sortit sa clef, et fébrilement, la fit tourner dans la serrure. Il n'avait pas abaissé la poignée que la porte s'ouvrit.
- J'ai pensé à toi toute la journée!
Philomène se tenait là, devant lui. Sa bouche angélique se fondait en une sorte de croissant de lune mielleux, et ses yeux brillaient comme deux étoiles.
- Tu viens? Dit-elle.
Arrivé au salon, Anis s'assit dans un fauteuil et soupira. Un silence s'ensuivit. Puis Philomène, qui le regardait, lança doucement:
- Alors? Tu ne m'embrasses pas?
Anis sourit.
- Je fais durer le plaisir, dit-il.
Puis il ajouta:
- Approche...
Philomène s'exécuta, et Anis posa sur sa bouche un baiser silencieux. Puis un autre. Encore un.
- Je...
Mais elle n'eut pas le temps de finir sa phrase, ni même de la commencer, puisque Anis la gratifia cette fois d'un long et tendre baiser. Quand cela fut terminé, Philomène sourit.
- C'est toi qui embrasses le mieux de tous mes amants, dit-elle.
- Petite dévergondée, rit Anis.
Ils se regardèrent. Anis approcha sa bouche de l'oreille de Philomène et chuchota:
- Je t'aime...
Bien sûr, il lui avait déjà dit qu'il l'aimait. Bien sûr, il lui avait dit des milliers de fois. Mais ce sentiment était toujours le même. Il voulut le lui dire.
- Nous nous connaissons depuis tant d'années... tu as tellement changé, depuis... et puis non, tu n'as pas tellement changé. Et je n'ai jamais aimé une femme autant que toi. Car les autres étaient des femmes ordinaires.
- Oh... c'est bien vrai?
- Oui, c'est vrai.
- Mon coeur... ce que tu me dis, c'est la chose la plus belle que jamais je n'ai entendue. Tu es aussi galant à l'intérieur qu'à l'extérieur.
Anis rougit. Il se sentait bien. Au loin, un puma criait. Tout près, son coeur battait. Là-bas le jour passait... ici, tout était arrêté.
- Tu sais... j'ai aimé, tout à l'heure, lorsque nous nous sommes embrassés.
Il n'en fallut pas plus à Philomène pour saisir le bras de Anis et lui offrir de nouveau un baiser enflammé. Les deux êtres eurent cette fois l'impression d'être emportés dans une tempête. Sur un océan rouge sang. Leurs souffles s'échouaient invariablement dans les hurlements du vent, et les gifles des vagues leur faisaient fermer les yeux. C'était beau, c'était puissant, comme un tableau de Delacroix, ou comme ''QUATRE SAISONS '' de Vivaldi. Tout rugissait autour d'eux, ils étaient enfermés dans une parenthèse qui les épargnait des griffes du cyclone, des griffes signant leur passage d'une trace de salive blanche et éphémère... tout tournait, des vertiges les prenaient, Anis ferma les yeux et eut l'impression de regarder en haut d'un saule. Et soudain tout s'arrêta.
- Si nous n'étions pas déjà mariés, je voudrais de nouveau t'épouser, dit Anis.
Ils restèrent ainsi toute la nuit à se regarder dans le blanc des yeux. Parfois, ils s'embrassaient. Parfois, ils parlaient.
- Ne me quitte jamais, disait Anis.
- Je ne te quitterai jamais. Tu es bien trop généreux pour que je te quitte, répondait Philomène. Tu es l'opposé de la bêtise, de la brutalité... tu vaux bien plus que ce rustre de Barberousse. Je ne sais pas comment j'ai fait pour lui trouver du charme.
Et ils s'embrassaient. Puis ils s'embrassaient une nouvelle fois.
Puis ils se promirent de s'aimer éternellement, et l'éternité commença pour eux.
09/06/2004 Kémal
Textes protégés par © Copyright N° 79Z516A
Ecrire c'est vivre deux fois.