Entre deux mondes
« Monsieur, pardonnez-moi pour mon indiscrétion,
Mais vous ne prenez pas la bonne direction !
Les âmes ne pouvant aller vers le Seigneur
Auraient, selon la loi, commis quelques erreurs…
Dites-moi, voulez-vous, quels ont été vos torts ?
– J’ai aimé, cher Monsieur, et j’aimerais encore,
Si je n’avais quitté la vie un beau matin.
C’était un samedi d’hiver, j’en suis certain,
Ou peut-être un mardi d’été ou de printemps…
Ma mémoire est troublée car voici bien longtemps
Que j’attends, silencieux, en haut des escaliers
Une âme avec laquelle mon âme était liée.
Voilà pourquoi, monsieur, je suis entre deux mondes.
– Mais ne craignez-vous pas que Saint-Pierre ne gronde
Une âme révoltée qui ne franchit le pas
Du seuil où l’on se rend après le grand trépas ?
– Je dois vous avouer qu’avec Monsieur Saint-Pierre,
Nous avons un marché qui comble mes prières.
Il sait que j’ai vécu pour un sublime amour,
Plus brillant que le feu, plus doux que le velours,
Une passion que rien ne pourrait altérer,
Pas même cette mort venue pour m’enterrer.
Il a fallu, Monsieur, négocier âprement,
Mais l’amour n’est-il pas le plus beau sacrement ?
Et l’on m’a accordé d’attendre à cette porte
La femme que j’aimais, c’est tout ce qui m’importe.
Pour l’instant elle vit et c’est là mon bonheur.
Je ne suis pas pressé, mais quand sonnera l’heure,
Elle me trouvera serein et souriant,
Et je la guiderai vers les astres brillants.
Voilà pourquoi j’attends assis entre deux mondes,
Mais pour moi une année ne vaut qu’une seconde.
Et bien que, je le vois, sa jeunesse a passé,
Je sens toujours sur moi ses douces mains glacées
Quand elles caressaient mon vieux visage blême
D’un langage inconnu valant tous les « je t’aime ».
Je ne suis pas, Monsieur, son unique Jason,
Mais je veille toujours sur sa rousse toison
Depuis ce lieu étrange et devant l’au-delà,
En sentant dans mon cœur un parfum de lilas.
Et peut-être qu’au fond j’apprécie l’expérience
Car j’ai pu voir passer d’anciennes connaissances.
Oui, je vois défiler de bons amis d’antan
Qui s’arrêtent parfois discuter du bon temps.
Et des amantes aussi, qui me montrent les dents ;
Quand leur âme est à nu, rien n’y est transcendant…
– Mille excuses, Monsieur, mais il me faut partir,
La cloche du Salut, je l’entends retentir !
Mais j’emporte avec moi le beau de votre histoire,
Et votre amour, je crois, fait toute votre gloire.
Puissiez-vous vous aimer sous les yeux du Seigneur
Durant l’éternité de ce monde meilleur.
– Allez en paix, ami, et n’ayez pas de crainte,
Après le temps d’attente arrivera l’étreinte.
Et j’ai pour compagnons quelques chers souvenirs
Qui m’aident à patienter sans risque de languir.
Ils m’offrent le plaisir de revoir en ma dame,
La beauté de la vie et la bonté de l’âme.
J’ai goût à rester seul, heureux de rêvasser…
Je sens toujours en moi sa douce main glacée
Quand elle caressait les lignes d’un poème
Qu’avait écrit mon cœur pour lui chanter « je t’aime ».
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Alexandre, alias : Oiseau Lyre
