Dú Hũu Quỳnh, enfant de la colonisation né à Hanoï en 1938.
Diplomate français en poste aux États-Unis à l’époque de la guerre du Viêt Nam
et poète vietnamien resté fidèle au souvenir de son pays natal.
Chant d'amour de gloire et de guerre
Nuit choyée de vents prodigues
de perles bleues
nuit hautaine d'Amérique !
Ô forêts souveraines de la solitude ô
douleur par les villes
Des barques des morts descendent le Fleuve Brun
et c'est ici
que redécouvrant la dalle de mon nom
j'éveille les palmes de la plainte
Peine du siècle
voici cette vie soudain lamentée d'un mal infini
et cette voix que rien ne peut
détruire
du cœur écarlate de mon pays
sa force puisant
et aux générations à venir léguant d'un combat
sans exemple
l'histoire et le chant
(Ah ! Quelle est cette tristesse quel est ce doute ?
Quelle est cette ombre quand
j'entends les jacassements de la foule ?...)
Où vont-ils ces hommes sans mémoire
qui courent sans répit sur leurs chemins d'asphalte ?
Où vont-elles ces troupes parmi les îles et les neiges ?
A quelles disputes à quelles réjouissances
encore autour d'un arbre mort ?
Et cette prospérité d'étoffes
de cristaux
de choses très rares
très futiles
et ces palabres de poètes criards
dans la faillite de leur peuple et de leur révolution ?...
Et cette avidité enfin
de noctuelles autour des lampes ?
Siffle ô merle de ma colère
Sifflez vengeresses harpies
dans le silence de ce tumulte !
Ne laissez pas sans trace
dans la mémoire des hommes
ce meurtre sans mesure :
le monde veille à ses fêtes
les églises à leurs trésors
les musiciens à leurs orgues
Ainsi comme un arbre très vaste
rongé par la mémoire et l'infortune
inexorablement se lève et s'accroît
ma lamentation
La femme qui caresse ses joyaux
ou celui qui s'enchante d'un clair de lune
les bonnes âmes qui s'indignent de la détention
d'un beau jeune homme
les voyageurs de l'autobus qui s'entretiennent
de trente pétrels morts sur une plage
et qui rêvent
ah ! des hommes qui ne sont qu'hommes
ceux qui ont regardé le ciel et n'ont pas vu la nuit
les serviteurs d'eux-mêmes
les gobe-mouches
les attrape-nouvelles
les morts-vivants ou les mal-vivants de l'heure
et de la minute
les sauterelles de l'instant
celui qui à la fin du jour s’enferme
pour regarder l'image et se clore
comme une fontaine vacante
celui qui s'émeut puis s'endort
ô dieu
dieu terrible de ma pitié et de ma révolte
ceux-là ne souffrent pas la plaie de mon pays
il n'ont pas vu
le sang monter jusqu'aux mors des chevaux
Aveugle je suis à leur image
sourd aux bruits de la rue
et indifférent
Comme la pierre qui saigne
une saison qui tourne
une forêt qui roule
une tête serrée de fer
un homme qu'on emmure
Mais je vois le sang du Vieil Homme Accroupi
Et le fou qui passe
Mais j'entends le halètement
des hommes qu'on pourchasse
et je compte les morts un à un
dans les fosses communes des arroyos les chemins perdus
les rizières tristes
Je sais prononcer les noms de ceux
qui ont disparu dans les champs non clôturés de la nuit
Des enfants ne grandiront plus...
Malheur ! Malheur !
Je connais toutes les mères qui furent emmenées...
Mais obstiné dans mes ténèbres chez les Barbares
je recense aussi les victoires de ma patrie :
leurs avions abattus et leurs compagnies anéanties
Espion taciturne au cœur de leur métropole
muré dans la cellule de l'horreur
je laisse mes yeux grands ouverts sur ma vision
et puis ce sont des larmes
des larmes qui malgré moi sont venues
comme devant un sabre rougi
et me sauvent
Dans ce lieu d'exil j'ai pleuré
Il est ici ce désert d'étranger
et l'amour et la mort en moi
mêlent leurs feuillages frères
Je vois cette mer noire ô forêt de mi-nuit
où vous vous coulez combattants de l'ombre
infortunés paysans
avec des caillots dans la bouche
gravissant souffrants-haletants les pans de montagnes
et je rêve ce soir
de l'impossible
de l'aube mauve des pêchers en fleur chez l'hôte
alors que mille lances de feu encore
sont fichées dans le flanc de mon pays
Étrange songe dérisoire fuite
Inexorablement
s'est levée ma lamentation
Mais voici ce chant terrible
d'amour
de gloire
et de guerre
(Maspéro, 1971)
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L.Kazan **
